J’ai huit ans et je fais du vélo, j’ai un petit vélo bleu auquel on a enlevé les roues d’accompagnement. J’ai huit ans et je fais du vélo, je m’émancipe. J’ai franchis le pont de pierre gris, aux arches fortes qui enjambent d’un coup la Meuse, remonté la rue principale et ses volets fermés, traversé la nationale où rodent les voitures, puis repris mon ascension pour arriver sur l’ancienne voie romaine.
Mon village est coupé en deux par la Meuse. Une partie qui comprend la gare et les deux gardes barrières, ma maison. Une autre qui comprend l’église et la mairie et les fermes, les gens, ceux que je ne connais pas bien encore. En fait, le village occupe les deux rives d’un fleuve creusant la vallée : la Meuse … Pour moi c’est la rivière … avec ses jonc, ses saules pleureurs et ses pécheurs et son long sillon à peine exploré.
Il y a deux villages, avec ceux d’en haut et ceux d’en bas, j’appartiens à ceux d’en bas.
J’ai huit ans et je fais du vélo. Je remonte la petite route, dont on dit que c’est l’ancienne voie romaine. Je suis en haut … la route va rejoindre la nationale plus loin. Je pousse fort sur les pédales et je m’arrête brutalement, sans raison, seul, bien seul.
Je vois plus bas le cimetière un peu inquiétant, la Meuse paresseuse et surtout ma maison droite, bien plantée avec sa petite cour, sa façade grise et ses volets rouges sombres. Elle est la dernière maison, avant la gare. C’est ma maison, elle me paraît bien loin. J’ai pris mes distances, le cœur battant. Je vois la route bordée de tilleuls qui monte jusqu’à la gare … la gare et ses va-et-vient incessants de voyageurs improbables, leurs valises à la main.
Tiens, un peu plus loin, encore plus loin, je vois le train avec sa lourde locomotive qui monte la côte avec son long panache de fumées blanches et grises, je peux deviner le souffle rauque de sa chaudière en surchauffe. Tel un monstre d’acier, il s’époumone et tracte ses wagons, peu à peu, il avance jusqu’à la gare, qu’il ignore, disparaît derrière le vaste rideau de marronniers qui bordent la voie. Seul son panache s’échappe au dessus de la cime des arbres. Puis, il réapparait sur l’autre partie de la voie ferrée, passe la garde barrière, et s’en va en reprenant son effort jusqu’au prochain passage, le train …
J’ai huit ans et j’ai pris mon indépendance et mon courage à deux mains pour oser franchir toutes les frontières et tous les interdits : le pont, la nationale et prendre la large. Le cœur battant, j’ai conscience de la transgression, le temps a passé, combien de temps, je ne sais plus tant je me suis concentré sur l’effort, sur la fuite en avant.
Je suis fasciné par ce point de vue, inattendu et nouveau pour moi. Je découvre que le monde est bien plus grand que je ne pouvais l’imaginer. Cette hauteur soudainement conquise me fait peur et m’excite en même temps. Je comprends que tout est possible. Les interdictions, les ponts, les limites, les frontières, les fleuves et les bois sont là pour qu’on en conduise l’ascension, qu’on en franchise le passage, qu’on en ose la conquête …
Immobile, un vent léger passe, sur mon front, juste un souffle chaud, c’est l’été et j’ai huit ans.
Mon père a acheté cette maison il y a quelques années. J’y passe les vacances et les week-end. J’y passe beaucoup de temps avec mon père, ma mère et mes frères, mes grand parents, mes oncles, mes tantes, mes cousins et mes cousines à peine plus loin … ma famille . Ma sœur est partie loin, très loin je la connais encore à peine.
J’ai ce souvenir lointain d’avoir passé un peu de temps lorsqu’elle a occupé son premier poste d’institutrices à Liffol-le-Petit. Je suis si enfant, avec mon manteau de laine qui me couvre, un manteau long qui me différencie de tous ces autres petits enfants dont elle s’occupe. Ma mère est venue la soutenir quelques jours. Il fait froid, le poêle a bien du mal à donner de la chaleur. Je suis à la fois un peu malade et en même temps la curiosité de tous les petits villageois. Je suis le petit frère de l’institutrice. J’ai le souvenir d’une souris tombée dans le pot au lait et j’ai du chagrin pour cette petite chose, froide et immobile que ma sœur retire avec horreur. Puis elle est partie loin, très loin, on me dit que c’est la Corse. La Corse c’est loin, terre inconnue où je passerai d’innombrables vacances, mais je ne le sais pas encore.
J’ai huit ans, je joue avec quelques bouts de bois dans le lavoir, l’eau coule d’un petit ruisseau et s’en va un peu plus loin, passe sous la route et fini à la rivière. Le lavoir est immense et inquiétant, je me penche un peu, l’eau est froide sous mes doigts, je remue les petits bouts de bois flottants, faisant ici et là quelques éclats d’eau translucide.
Parfois une dame, Mademoiselle vient à la maison, elle lave le linge de la famille. Elle lave le linge de tout le village. Elle est agenouillée sur un caisson de bois, avec un peu de paille jaune tout au fond. Courbée, elle remue le linge, le frotte, le savonne, le rince puis reprend son mouvement.
Elle m’inspire de la tristesse, je la voie toujours seule, maigre silhouette fragile et chancelante avec son filet à commission à la main, qui se glisse à la maison et prend son labeur. Elle n’a pas d’âge, je ne sais même pas où elle habite. Elle vient, puis s’en va sans un mot. Dans mon innocence je pressens le drame de sa vie, je ressens sa solitude, lorsqu’elle se glisse ainsi sans voix dans notre intimité familiale.
C’est Mademoiselle. J’imagine ses efforts, les frottements incessants, sa fatigue. Je ne lui parle pas, je la regarde, impavide … un immense sentiment de lassitude m’envahit, sa lassitude. J’ai huit ans et je ne sais pas encore ce que peut être le monde, sa violence, son injustice, sa méchanceté, mais je sais, par instants, que Mademoiselle n‘est pas comme tout le monde.
Je sais qu’elle vit une autre vie, une vie de labeur, de travail, déjà … une vie à part, on en la salue pas, on ne lui parle pas, c’est Mademoiselle, elle lave le linge des autres.
Elle vient et puis s’en va … Son existence n’est que ces moments de chemises, de draps et de sous vêtements anonymes, elle nettoie, elle plie, elle sèche et entasse, entasse et entasse encore.
C’est marmoréen, monumental, elle est le Sisyphe qui s’ignore … il n’y a que moi, si petit qui voit, qui voit son épreuve, une épreuve qui n’a pas de sens. Je ne le sais pas encore, mais Mademoiselle me parle, elle ne parle qu’à moi, pas avec les mots et les phrases, elle me parle à petits pas, avec des gestes las et automatiques. Mademoiselle, c’est l’apprentissage de l’injustice, de l’ostracisme, du rejet de l’autre.
Dans ma petite vie bien ordonnée, tranquille et soignée, je sais déjà ma proximité avec Mademoiselle. Dans l’ignorance de sa pauvre vie, j’ai l’intuition de la souffrance et de la solitude. J’ai huit ans et déjà le cœur serré, sans bien savoir pourquoi, pas encore …
Mes grands parents habitent près de chez de nous, dans une maison achetée de quelques sous, mon père les y a aidé. Ils ont pris leur retraite de cheminots. Ainsi j’appartiens à une famille de prolétaire. Ma grand mère Marthe a été garde barrière toute sa vie et mon grand père Adrien ouvrier sur les voies. Je revois la maison, sur la gauche de la route qui mène à la mienne. C’est l’ancien café, le « café de la gare » où s’arrêtaient les voyageurs. Un large panneau en bois, tout en longueur gardait encore une trace effacée de cette ancienne vie. Une salle à manger tout en longueur, dont on avait fermé l’accès direct sur la rue est l’ultime souvenir de ce passé d’avant guerre.
Harréville-les-Chanteurs, voilà mon village, ancré à mon cœur et à mon souvenir. C’est un havre dans ma mémoire, tant il fut fondateur de mon histoire que je vais vous raconter. Il est d’un autre monde, un autre siècle, le millénaire d’avant. C’est un pont entre ce monde encore issu du dix neuvième siècle et celui d’aujourd’hui …
C’est le village de mon enfance profonde et le berceau de mes toutes premières émotions. J’y ai appris une partie du monde et des êtres qui le peuplent.
Mes grands parents l’ont choisi pour y achever leur dernier parcours de vie, mon grand père y était né un peu par hasard et ma grand mère, demoiselle Lomont était du village d’à côté, Goncourt. Mon père, lui même né à Goncourt, à deux pas de la laiterie, profita de l’opportunité d’acquérir une assez vaste maison, juste à deux pas de ses parents. Lui même y pris sa retraite. Il repose désormais au cimetière du village où ma mère l’a rejoint quelques années plus tard. Ma sœur, elle même exilée aussi loin que la corse peut l’être, a déjà acheté la concession pour y reposer, la mort venue. Moi même je ne m’imagine pas reposer dans un autre endroit.
C’est dire que tout en étant « intermittent » de ce village, il ne peut être que la source de ma vie et de ma finitude.
Je dis cela, parce que cela n’a pas toujours été facile de se faire admettre par les villageois. Les vexations ont été nombreuses, nous n’étions pas d’ici pour nombre d’entre eux. Encore récemment j’ai du en éprouver la peine, à la mort de ma mère Madeleine. Si la cérémonie d’enterrement fût celle que je lui souhaitais, une église pleine, le site Internet qui parle de mon village et donc de ses morts, lui a consacré quatre lignes à peine … alors que d’autres, un lointain cousin Marcel Rattier, une cousine Andrée Badoinot de mon père ont eu l’éloge qu’ils méritaient.
C’est là que vit mon frère Daniel aujourd’hui dans la maison familiale, détenteur du sanctuaire d’une bonne partie de mon histoire.
Mon dieu, que je l’ai parcouru dans tout les sens, les moindres recoins, ce petit village français au carrefour de la Lorraine et de la Champagne, ancré à la frontière de la Haute Marne et aux portes des Vosges où ma mère et moi même sont nés.
Harreville-les-Chanteurs, c’est aussi la Meuse. Ce grand fleuve international qui prend sa source à 47 km de mon village, à Pouilly en Bassigny, à deux pas de la Ligne de partage des eaux entre les bassins de la Mer du Nord et ceux de la Mer Méditerranée. Il a pour sœurs de proximité, la Seine, la Marne et l’Aube.
Du haut de ses 950 km de parcours, il ne traverse son département de naissance la Haute Marne que de 47 km jusqu’à ce pont, le pont de pierre d’Harréville les Chanteurs. Ce fleuve mythique nous fait la surprise de disparaître soudainement à quelques kilomètres de là à Bazoilles-sur-Meuse dans les fameuses pertes de la Meuse pour réapparaitre un peu plus loin de là, à Neufchâteau. Avant de finir en Mer du Nord, il vient saluer en douces méandres la maison natale de jeanne d’Arc à Donrémy-la-Pucelle.
C’est bien plus loin qu’il ouvre le massif des Ardennes, là où Julien Gracq conçut son roman « Un balcon en forêt », Julien Gracq dont je ne savais pas encore qu’il partagerait une bonne partie de ma vie et donnerait à mes émotions littéraires toute leur portée.
Puis, discrétement il passe jusqu’à Charleville-Mézière, pays d’Arthur Rimbaud.
A mon étonnement, j’ai récemment découvert que la Meuse a été considérée comme étant le plus vieux fleuve du monde par certains spécialistes. Ceci du fait qu’il traverse un massif, formé dans le Paléozoïque (Ere géologique qui va de -541 à -252 millions d’années, dite Ere Primaire), les Ardennes. Il a été longtemps la frontière entre la France et le Saint-Empire Romain Germanique au Moyen Age.
C’est au Pays-Bas qu’il se confond, pour finir son voyage, avec l’Escaut et le Rhin dans une vaste embouchure dans les froidures de la mer du Nord.
Tout cela pour dire que les fées se sont penchées sur mon berceau, pour me créer un univers à la fois ancien et lointain.
Je connais ses rives en amont et aval pour avoir exploré chaque coulant et chaque fosse en compagnie de mes trois frères, pécheurs de brochets, que j’accompagnai pas à pas, trottinant, portant la goujonnière, l’épuisette et la musette.
Je l’ai gravé au plus profond de mon cœur, ce village là, pour toutes les joies et toutes les émotions données, et les peines aussi, les fuites et toutes les errances qui ont suivies ...
C’est la raison pour laquelle je vais vous en donner toute l’histoire, celle connue des livres et l’autre qui appartient à ma propre histoire .
A suivre ...