Qui se souvient encore du festival mondial du théâtre universitaire de Nancy ? Pas
grand monde…alors que règne la « morte plaine » d’Avignon, ce festival si tranquille et si repu de sa propre réputation. Ce n’est pourtant pas si loin, c’est en 1963 que Jack Lang, tout
jeune homme crée ce festival, qui deviendra dès les années 70 la référence mondiale du théâtre. Il le fait en compagnie d’un petit groupe d’étudiants volontaristes : Marc Delanne, Françoise
Berge et Claude Conston. C’est dans ce creuset qu’à la fois vont émerger les plus grande figures contemporaines de l’art vivant : Bob Wilson, Pina Bausch, Tadeusz Kantor, Jerzy Grotowski, le
Bread and Puppet Theatre, Hans-Peter Cloos et le Kollectiv Rote Rübe, le Pip Simmons Theatre Group, Shuji Terrayama, le
Sankai Juku et le sentiment d’un théâtre porteur d’un espoir politique et social.
Mais il sera le lieu de façonnage de toute une génération
illustre ou pas : Jack Lang, Robert Abirached, Roland Günberg, Lew Bogdan Jesdrzejowski, Michèle Kokosowski, et entre autre le jeune spectateur attentif Jean Luc Lagarce
Il sera le reflet parfait et voulu par ses concepteurs d’un
théâtre mondial agissant et bondissant. Moult fois menacé, il sera maintenu par l’âpre ténacité de Jack Lang.
Il dira toute la révolte du monde, engagé dès sa première
heure il sera anti-impérialiste, anti-fasciste et surtout anti-bourgeois. Il sera dans ses années post coloniale où dominent encore de grandes dictatures sur la planète et où même nos propres
démocraties sont encore bien fragiles, une lumière, la lumière jetée sur un monde qui cherche ses rêves au milieu des luttes incessantes et qui poursuit sa recherche de l’utopie.
1963 – 1983 /
Vingt années de conquête.
Remontons à une dizaine d’année
avant sa création, le théâtre universitaire d’après guerre commence à s’organiser, principalement au sein de la Fédération des T.U. (Théâtre Universitaire) du syndicat UNEF (Union Nationale des
Etudiants de France). De ce fait, celui-ci est notoirement influencé par le Parti Communiste et le Mouvement de la paix. Des rencontres ont lieu en Allemagne, en Italie et en
Pologne.
Ce théâtre là est déjà fortement
« habité » par un humanisme de gauche, refusant la guerre et l’impérialisme (Tout cela sur fond de guerre froide et du Vietnam, de l’Algérie…). Cet humanisme est internationaliste et
contre l’ordre établi, l’ordre bourgeois. Il porte déjà ce que sera plus tard Mai 68, un rejet de l’enseignement académique, du théâtre et de la société.
Jack Lang sera l’homme de ces
années, issu d’un baby boom florissant et l’esprit tout de même léger. Suffisamment léger pour entreprendre la folle aventure du festival mondial universitaire de Nancy, en 1963 du 24 au 30
avril, sous le titre de « Dionysies Internationales Théâtre Etudiant ».
Revue de détail de cette toute première édition :
- La
République Fédérale Allemande avec le Studiobûhne de l’Université de Hambourg qui proposera Une journée de Wu le Sage de Berthold Brecht, le
ton est donné…
- La France
sera présente avec l’Association Théâtrale des Etudiants de Paris, Les esprits de Pierre Larivey, la Comédie Moderne de la Sorbonne, le Ciel et l’enfer de Prosper Mérimée
et le théâtre universitaire de Nancy avec Caligula de Camus.
- L’Italie,
la Pologne, la Suède, la Turquie, la Belgique et les Pays Bas seront représentés.
Les pièces sont jouées dans le Grand Théâtre de Nancy (Qui en verra, à partir
de là, de toutes les couleurs), et le festival se termine par un grand bal dans les salons d’honneurs de l’Hôtel de Ville. Pour un festival qui sera qualifié par la suite de repaire de voyous et
de révolutionnaires, il sera porté par les fonds baptismaux les plus conservateurs qui soient.
Mais le ton est donné, le succès au rendez-vous, une seconde édition se
prépare. Elle se dénommera désormais « Festival Mondial du Théâtre Universitaire ».
D’autres pays s’ajouteront et deviendront des invités
récurrents : l’Autriche, l’Espagne, la Grande Bretagne, Israël, le Mexique, la Yougoslavie, le Sénégal le Canada …. En 1964 Roland Günberg participe
à l’organisation, il se souvient encore de l’arrivée de Jerzy Grotowski, c’est un inconnu dans son propre pays, la Pologne, qui fera l’événement. C’est en 1964 à Nancy que va naître le
mythe théâtral le plus influent de la fin du XXème siècle. Né en 1933 à Rzeszow en Pologne et mort en 1999 à Pontedera en Italie, Grotowski sera le
théoricien du théâtre moderne, son pédagogue et celui qui le transformera le plus.
C’est aussi l’arrivée du Bread and Pupet de Peter
Shooman. Celui-ci exprime toute son horreur de la guerre, il n’hésite pas à faire de son théâtre un théâtre engagé contre la guerre et les abus des états.
A partir de là le festival soulèvera un enthousiasme de plus
en plus grand, aussi bien des parisiens avertis que des nancéens mêmes. Il connaitra une notoriété internationale que la France encore corsetée ne lui concédera pas. Alors que de nombreuses
télévisions étrangères sont présentes, les chaines françaises se font rares !
La ville plutôt bourgeoise, bien qu’universitaire se livrera
chaque année pendant une dizaine de jours à une « orgie » théâtrale dont les formes seront de plus en plus folles et dérangeantes. Les scènes s‘improviseront un peu partout,
contingentées au Grand Théâtre ou à la Salle Poirel, elles s’adapteront aux gymnases municipaux puis scolaires, enfin elles envahiront de vieilles concessions automobiles (la révélation de Pina
Bausch avec le « Café Müller») , les arrières cours de la vieille ville, de somptueuses demeures dans la banlieue de Nancy
(« La Maison de Verre » d’André Engel), des entrepôts , des usines et des mines désaffectées (« le Prométhée » du même André Engel, puis ivres de toutes ces
audaces elles seront à la rue même : l’hémicycle classique de la place Carrière, le foisonnant parc de la Pépinière, puis la ville elle-même avec un étonnant « Ubu à Nancy ».
Toutes ces formes aujourd’hui intégrées avec les arts de la
rue sont une nouveauté, une agression même pour nombre de contemporains, une heureuse folie pour tous les autres.
Robert Abirached, alors critique de théâtre au Nouvel
observateur écrivait alors : « Vingt-cinq troupes venues de vingt et un pays différents, un public d’une extraordinaire ferveur, et
dans l’air, une fièvre croissante, communicative, autour du même objet : le théâtre. »
Arrive mai 68 qui s’abat sur la France comme à Nancy. Pour
tous ceux qui suivaient le festival de Nancy, ce n’est pas complètement une surprise, tant le théâtre international ces dernière années s’était fait l’écho de toutes ces préoccupations sociales,
culturelles et économiques. Le Festival perd son étiquette universitaire pour devenir simplement « Le Festival Mondial du Théâtre. »
L’équipe s’est structurée autour de Jack Lang avec un petit
groupe de permanents qui se partagent les continents et vont eux mêmes prospecter les troupes les plus saillantes, avec à cœur de sélectionner des travaux à la fois expérimentaux et
exigeants.
Dès 1969 la menace est sévère, l’intempétueux et insolent
festival incommode les édiles de la ville, la menace de couper toutes les subventions est réelle…le ministère de la culture se fait tirer l’oreille. Sans argent plus rien n’est possible. Seul
l’extraordinaire entregent de Jack Lang va sauver la situation. Les enragés et les révolutionnaires vont pouvoir continuer leur travail de sape de la société…
Mais pendant cela le théâtre s’invente de nouvelles formes,
il se mêle à la danse, à la musique, à l’image et à la vidéo…De cet incroyable inventorium vont surgir des « monstres » du spectacle vivant, inconnus avant Nancy ils deviendront
célèbres dans le monde entier.
1970, arrive de Suède Pistoltetearn, l’anatomie humaine
s’affiche, c’est le rush sur le nu…on entend, on voit les acteurs crier leur jouissance sur scène. La compagnie RAT de Grande Bretagne explose les tabous…. Les acteurs sont nus, ils font l’amour
et ils contestent l’ordre établi.
En 1971 je me souviens encore …« le Regard du
sourd » de Bob Wilson au grand théâtre de Nancy. Nous étions prévenu, le nom de l’auteur résonnait à nos oreilles heureusement…Il a fallu plus d’une heure pour qu’un personnage passe de
la gauche de la scène à son milieu afin de déclarer dans un micro avec une lenteur exaspérante : Ladies and gentlemans.. ; » suscitant cris et quolibets dans la salle, puis durant
toute la nuit la magie wilsonienne opéra, du jamais vu, C’est à l’aube que le public sortit sur la place Stanislas et dans les premières lueurs, ils marchaient tous d’une lenteur calculée. C’est
un inconnu, originaire du Texas qui se livre à cette prouesse hypnotisante, ivre de poésie. La notion du temps disparait. L’histoire ? Une nourrice tue deux enfants et cela sous le regard
d’un sourd. S’en suit une suite de tableaux du point de vue du sourd dans un silence assourdissant.
Est-ce encore du théâtre ? La question est posée, mais
le public et les critiques sont enthousiastes…. Un grand auteur est né.
De la même manière les acteurs du Conservatoire de Kinshasa
du Zaïre donnent une représentation où dominent la folie et la torture. Nous sommes loin des danses coutumières. La japonaise Kiraishi explore aussi les dimensions de son corps en s’éloignant de
l’enseignement traditionnel. Le théâtre devient une vaste entreprise d’introspection exubérante. Il n’y a plus de tabou. J’ai encore en mémoire le happening de Janos Gat qui s’est donné 24 heures
durant aux spectateurs dans la rue sur son lit, en restituant un décor approximatif de chambre .
Je me souviens aussi de la silhouette de Mitterrand fidèle
spectateur de toutes les éditions accompagné de Jack mais aussi de Roger Hanin. Je me rappelle avoir frôlé plus d’une fois la silhouette héraldique d’Alain Cuny, fidèle des fidèles du festival,
sans jamais avoir osé lui adresser la parole, de peur de l’importuner.
Nancy et sa banlieue sont mises à contribution, Laxou avec l’incroyable
El teatro Campesino de Luis valdez, Malzéville avec Kantor et « Sa classe morte », nous étions debout dans un gymnase, Kantor et sa troupe au milieu de nous même célébrait
son mystère, je me souviens d’avoir pleuré envahi par une émotion insondable que je n’ai plus jamais retrouvée.
El theatro Campesino vient des USA, tout droit dans la lignée de Peter shooman, elle est implantée dans la banlieue, elle
fait du théâtre de rue, elle a une mission : populariser la révolution.
1971 c’est aussi l’année du Pip Simmons theatre
groupe et du japonais Shuji Terayama.
« La Création du monde »
est un spectacle japonais qui va pendant huit jours envahir tous les espaces publics de la
ville : rues, places et jardins. Le public est énorme ; C’est désormais plus de 200 000 spectateurs qui assistent à toutes ces représentations et font la fête toute la nuit dans
des lieux plus qu’improbables aménagés le temps du festival.
1972 Jack Lang est nommé à la tête du théâtre National de
Chaillot il passe la main à son adjoint Lew Bogdan Jesdrzejowski.
1973, ce sont 52 troupes qui vont animer le festival,
celui-ci est à son paroxysme il est le Woodstock du théâtre. Toutes les races et les nationalités se croisent dans les rues de la ville métamorphosée et stupéfaite, mais qui curieusement joue le
jeu.
C’est cette année là que le festival connut le
1er mai sa petite révolution qui fit dire à un chroniqueur de RTL : deux points chauds dans le monde Beyrouth et Nancy. La manifestation du 1er mai dégénère, les
manifestants envahissent la place Stanislas et en retirent les pavés, des barricades sont édifiées, le Grand Théâtre est occupé. Le Festival se met
en grève pour protester contre les arrestations. Puis le calme reviendra et le Schauspielhaus de Bochum présentera son Salomé d’Oscar Wilde, le théâtre de lutte teatro A
communa de Lisbonne répondra en écho aux manifestants, de même le Grupo Aleph du Chili.
1975, c’est An die Musik de Pip simmons qui emporte
tout le festival, comme Exodus, magnifique, sublime par les polonais du STU (un appel à l’amour et à la foi éloquent, le décor brûle sur scène à la fin), plus intime seul quelques dizaines de
spectateurs accédaient à la poésie des minuscules marionnettes de Robert Anton. Enfin le festival reste cloué sur lui-même par l’audace de Hans-peter Cloos qui avec le Kollectiv Rote Rübe donne
son Terror qui s’aventure à lier le troisième Reich avec le fascisme du Chili.
1977, Michèle Kokosowski prend la relève, ce seront les derniers feux du
festival : mille acteurs, 40 troupes, avec une lumière exceptionnelle, Pina Bausch à la fois au grand Théâtre(« les sept pêchés capitaux »), mais aussi avec son « Café
Muller » joué dans la vitrine d’une concession automobile, nous étions sur des gradins abrités par de grands plastiques qui claquaient au vent et dans ce grand bocal nous voyions pour la
première fois l’alchimie de Pina Bausch faire son œuvre… des corps de femmes dansent et se mettent en danger.
Puis de 1979 à 1983 ce seront de nouveau Lew Bogdan (mais
qui partira prendre la direction d’un grand théâtre allemand), François Kourilsky, Adrien Duprez et Mira Trailovic qui tenteront l’impossible, sauver
un festival qui s’enfuyait pour mieux enfouir ses souvenirs et ses fulgurances. La beauté ne saurait être éternelle, elle est heureusement mortelle.
Nancy aura été la grande innovation du théâtre politique, il
en a fait un « lieu humain » avec des liens de solidarités transcontinentales exemplaires ; mais comme la révolte planétaire… il s’est éteint le moment venu.
Que reste-t-il de tout cela ? Aujourd’hui le théâtre
s’essouffle, Avignon en est la Grande Messe désabusée et ordinaire. Les créateurs se cherchent, après le grand souffle novateur qui ébranla toutes les certitudes, il est difficile de trouver de
nouveaux chemins.
L’inspiration du monde ne vient plus jusqu’au devant de la
scène, la jeunesse qui voulait changer le monde s’est assagie…Faut-il s’en plaindre ? Faut-il regretter ce temps passé ? Non, ce qui est fait est acquis. La création est une roue qui
ramène sans cesse de nouveaux mots, qui fait apparaitre de nouvelles figures et qui au final tissent ensembles les aubes à venir.
En 2013 on fêtera les 50 ans de la création du festival de
théâtre de Nancy… peut-on espérer une initiative du ministère de la culture ?